Tout ce que vous avez voulu savoir sur Hitchcock, sans oser le demander à Fernandel

by william-jerome-sperber
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Le soir descend sur un Paris charbonneux, anticipant une vague de froid à l’échelle nationale. Un homme quitte son bureau, serviette sous le bras. Il travaille pour le fisc, c’est un homme honnête et consciencieux : « quand on travaille on ne pense pas à autre chose » dit-il sans esbrouffe. Il prévient tout de même qu’il ne viendra probablement pas au bureau le lendemain, et qu’il suivra sa tante Léa désirant partir pour Clermont Ferrand récupérer ses meubles. Dehors, cet homme – Alfred Puc – croise un inspecteur, un joueur d’accordéon, une inévitable prostituée ainsi qu’une vitrine d’antiquaire proposant à côté d’un tableau illustrant la retraite de Russie, un bilboquet qui a appartenu à Henri III, comme tous les bilboquets.

L’Armée du Salut rôde, ainsi que la mise en garde de l’inspecteur : « Paris n’est pas la ville lumière… C’est la ville de l’ombre, de toutes les ombres… ». Léger suspense ressenti par le public ; dans quelle aventure le bien-aimé Fernandel est- il allé se fourrer ? On ne tarde pas à en avoir une idée avec un sublime plan d’escalier où sa tante Léa prend son courrier auprès de la concierge et remonte les étages péniblement. Ce qu’elle fait avec plus de facilité, c’est rabaisser son entourage, notamment son neveu. Il tente de la dissuader, rien n’y fera : « Qu’est-ce qu’il peut m’arriver, crever en route ? Tu m’enterreras ! » Aussitôt dit, aussitôt fait, du reste, ou peu s’en faut – Tante Léa pousse son dernier râle sur le chemin du retour. Les déménageurs, fort sympathiques mais peu enclins à se taper toutes les difficultés afférentes à un décès en apparence un peu bizarre, ne trouvent rien de mieux à faire que de placer le corps de la défunte dans une armoire, laquelle se trouve volée ainsi que le reste des meubles le temps qu’ils aillent annoncer la sinistre nouvelle au neveu. Ils ont la clé de la porte de l’armoire, bien sûr, mais c’est un meuble de série, Puc en a des centaines autour de lui- voire des milliers. Voici donc notre Fernandel, notre Alfred, en position intéressante : dans cette mort sans crime, ce décès sans cadavre, il devient le principal suspect, en tout cas aux yeux de la concierge. Cette dernière porte sur son visage les signes de sa possibilité au Mal le plus absolu, de la fausse accusation. Léa était une vieille sorcière, une de moins n’est d’ailleurs pas un grand mal. C’était une femme castratrice, tyrannique et odieuse ; le relief odieux d’un passé où on dénonçait son voisin pour une pelletée de patates, une Norma Bates en somme. Mais qui résisterait au plaisir d’humilier un percepteur ? Du reste, c’est tout le film qui humilie le pauvre Alfred, le traînant sans cesse d’une situation retorse à une autre, forçant cet homme aussi naïf que Monsieur le Trouhadec de Jules Romains à des trésors d’ingéniosité et des ressources d’improvisation imprévisibles, dans le but de retrouver le corps de sa tante, qui est sans doute morte mais non décédée légalement. La logique du film exige qu’à la naïveté attribuée en général aux gens du Sud s’ajoute une faculté de ne s’étonner de rien, de bouler sur les mêmes obstacles (prostituée, bilboquet, inspecteur de police) le tout entraîné dans les rets d’un scénario gonflé de trouvailles hilarantes. Quant à Fernandel, s’il n’a rien du beau gosse en tête de casting des films d’Hitchcock, il aurait pu être employé dans certains de ses films anglais, au temps du muet notamment. Sa façon d’occuper l’espace sans faillir, sans cesse pourtant remise en question, est sidérante.

Il faut rendre hommage à ce talent comique, un brin distancié et au résultat plutôt ingrat. Reprenez la scène où Puc – certain que le mobilier de sa tante a été racheté dans un hôtel interlope – pour aller au bout de sa logique, inspecte le contenu de chaque armoire. La scène est découpée d’une telle manière, avec un tel naturel, de façon quasi muette avec pour fond la musique de Georges Van Parys qu’il est difficile de penser que Puc agisse uniquement par entêtement. Il n’y a pas de raisons pour qu’il ne soit pas, lui aussi, peut- être plus secrètement, une sorte de pervers. Il est impossible de nier le plaisir que l’on a de voir Fernandel ainsi sadisé, ingénieux, quelque peu masochiste, et de buter sur l’épaisseur du mystère, qui n’est pas de la Foi pure, mais relève de la Grâce. Chaque armoire est vide, chaque démarche inutile ; Puc repart comme il est venu, amer de s’être dérangé pour rien. Tout vaut mieux que de réintégrer ce domicile ingérable, envahi d’armoires inutiles, avec cette concierge qui espionne sans faillir, et contenir la culpabilité inhérente au survivant. « L’armoire volante » est une vraie comédie, bourrée de situations hilarantes, sans réel équivalent dans la production française de l’époque, se nourrissant d’un humour so british associant l’élégance au macabre tout en étant figé dans son présent, ne faisant même pas référence, ou si peu, à la seconde guerre mondiale et ses millions de morts. Aux derniers plans du film, Fernandel, rassuré, réinséré dans un rituel immuable qui l’humilie autant qu’il lui assigne une fonction dans la société, trouve enfin le temps de souffler un peu.

Tout cela n’était qu’un faux semblant, le résultat d’un trop plein d’informations inutiles, quelque chose d’aussi abusif que la fausse confession dans Stage fright. Respirant l’air glacé à sa fenêtre, il peut voir le camion de déménageurs avancer le long de la pente raide où il vit. Alors son visage se contracte comme saisi en pleine agonie. Une fois le film fini, le cauchemar peut s’incarner.

William Jérôme Sperber

 

 

 

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