Didier Van cawleart : prix goncourt 1994
Nous voilà plongés dans l’époque des Francs. Dans les années 90, où les premiers échecs de l’immigration se faisaient sentir. Dans le chaos de ces quartiers dits populaires, vint un accident mortel où un couple perdit la vie, brûlé vif dans un break Citroën des années De Gaulle. Leur jeune fils en est cependant sorti vivant. Désemparé, seul et trop jeune pour être autonome, il fut recueilli par une famille tzigane de la cité de Vallon-Fleurie. Ne sachant rien de l’identité de l’enfant, ils décident de le nommer Ami 6, en référence à la voiture qui servit de tombeau à ses parents. Mais – contexte oblige – même si rien dans le récit prouve avec précision les origines maghrébines de l’enfant, Ami se transforme en Aziz, et même Aziz Kemal comme le célèbre président turc. Il fait un passage éclair à l’école de la République avant d’épouser la carrière de ses nouveaux cousins : le vol d’auto-radio. De larcins en larcins, il mène une vie marginale de petite délinquance avant de rencontrer Lila et d’envisager un avenir plus serein. Mais l’État Français en a décidé autrement. Après une campagne de sensibilisation sur « les origines », le quai d’Orsay est mandaté pour encourager les jeunes issus de l’immigration à renouer avec le pays de leurs ancêtres. Aziz, caucasien aux traits agréables a été choisi pour incarner médiatiquement ce « retour » possible. Bien que nous ne savons rien sur ses origines réelles, le Maroc sera la destination.
Mais ce roman est avant tout un effet miroir aux milles facettes, une ambivalence, une rencontre avec l’autre, avec soi. Jean pierre Schneider, attaché « humanitaire » sélectionné pour accompagner Aziz dans sa « réintégration » est presque tout aussi flou dans son ancrage identitaire. Il est marié mais au bord du divorce, occupe un bon poste qui ne l’habite pas, a accepté sa mission par dépit et volonté de fuir son bureau, et se révèle être au fil des pages un écrivain qui « aurait pu », un amoureux déçu, un « transclasse » qui n’a jamais vraiment oublié. C’est ensemble qu’ils partent à la découverte d’eux-mêmes, parcourant Le Haut Atlas à la recherche de la vallée d’Irghiz, lieu totalement inventé et idéalisé par tous les personnages, y compris Valérie, leur guide française née au Maroc qui elle sait d’où elle vient socialement mais ne veut y revenir. Leur périple est aussi une quête pleine d’amour, celui raté avec l’amour de jeunesse de Jean-Pierre qui l’a meurtri à vie, de Valérie qui est le substitut du mariage avorté d’Aziz avant d’embarquer pour le Maroc, ou encore ceux des hommes gris, complètement mythifiés.
Didier Van Cawleart, au Goncourt amplement mérité, poursuit avec talent sa puissance onirique, et nous invite toujours à découvrir son imaginaire et tous ses potentiels. Il nous enjoins, à la manière d’un jeu de poupée russe fraîchement ouvert, à se laisser surprendre par les couches successives qui constituent notre identité, faisant du cheminement qui nous anime tous, une force motrice qui élève, qui bouscule, et qui permet – malgré la mort – à Aziz de venger l’enfance de Jean-Pierre, épousant ainsi le modèle assimilationniste français.
À lire, encore, trente ans après.